L'autre, c'est l'étranger. L’étranger, c’est la menace d'être porté sur un terrain inconnu, où les certitudes sont mises à mal.
Quand la découverte de l'autre est impossible, car elle met à nu nos cicatrices, comment envisage-t-on une relation ?
Avant de devenir un combat, qu'il est possible de justifier, la relation est d'abord un prétexte. Un prétexte pour paraître. Pour paraître normal d'abord. Comme les autres. À ce stade introductif, la relation ne vise qu'à soigner les apparences.
Rien n’est plus proche de la vérité du crime que l’écoute sans a priori des acteurs eux-mêmes, quand la relation instaurée avec eux leur permet de se révéler. Truman Capote
Tout le monde affiche cette tendance innée à enjoliver. Tomber le masque et être soi-même est le parcours obligé des âmes nobles, qui reconnaissent d'emblée leurs limites et qui acceptent de se remettre en question. Se reconnaître imparfait n'est pas une humiliation chez celui qui sait que son potentiel existe. Le potentiel n'étant rien d'autre que la faculté de s'améliorer et, plus précisément, cette parfaite conscience du chemin de vie à parcourir pour se réaliser pleinement.
Toutefois, se révéler à l'autre est impensable lorsque l'image que l'on pense renvoyer est déficiente. Lorsqu'elle ne procure aucun contentement à celui qui dissimule son vrai visage. D'où vient alors ce sentiment de tare congénitale qui habite tout être blessé, alors que chez d'autres la conscience de l'imperfection n'est au pire que transitoire ?
Le défaut est d'autant plus difficile à admettre qu'il n'apparaît pas dans la réalité physique et objective. Dans la plupart des cas, il n'existe pas, car il symbolise la carence. Et, le manque survient dans la vie d'un individu avant de développer le don d'apprendre. Et, la volonté d'apprentissage est absente lorsque la carence est le seul témoin du passé. Mais, il s'agit d'apprendre pour devenir et non pour paraître. Ainsi, nous pouvons avoir en face de nous l'être le plus attrayant du monde, dont la fonction unique est de cacher le vide, le manque, la carence.
La poursuite criminelle se greffe souvent sur ce profond sentiment d'injustice personnelle, qui dérive de la prise de conscience mortifiante de sa propre nullité.
C'est à partir de ce moment que la nécessité de la carapace intervient. La cuirasse n'est déjà plus le masque, uniquement réservé à ceux qui ont un rapport superficiel avec celui qui l’abhorre. La carapace, c'est le signal d'une frontière infranchissable. Cette frontière n'est pas faite pour manifester sa diversité, son unicité. Elle existe pour cacher bien plus un mirage qu'une citadelle imprenable. Inapprochable d’abord, car le vrai danger est de se dissoudre dans l’autre, bref, d’être rayé de la carte.
Il n'y a rien à défendre, rien à protéger, rien à partager dans ces coquilles vides, et cela est le grand paradoxe de ces relations. Le rempart donne l'illusion de préserver un trésor qui n'existe pas. En réalité, c'est le vide qui est dissimulé.
Il est impératif de comprendre la nature et la fonction du vide pour envisager de briser la carapace.
Le vide n'est ni bon, ni méchant. C'est une entité neutre qui a pour fonction d'être remplie. Le vide prend forme et n'acquiert un nouveau sens, qu'à partir du moment où il y a acceptation du lien. Si la relation est factice, le contenant reste vide. S'il n'y a pas de don de soi, car l'objet n'a rien à offrir, c’est le néant absolu. Puisqu'il a pour vocation d'être vide, le récipient n'accumule que du vent, de l'artifice qui ne compense pas la vacuité. Or, il existe parfois l'engagement unilatéral d'un tiers qui vise à aller plus loin. Cet élan de vie est alors accueilli par celui qui se sent vide, par de la peur et finalement de la haine. Étant incapable de donner, cette personne ne peut pas accepter la relation avec l'autre. Or, elle ne peut pas, non plus, constater son impuissance à interagir. Ainsi, elle choisit de haïr. Le ressentiment et l'hostilité sont des émotions négatives qui peuvent se justifier et de cette façon maintenir l'illusion d'une vie sociale. Alors que la reconnaissance du vide est alarmante et déprimante, conduisant soit à la fuite ou à une introspection douloureuse.
Concevoir l'abus comme une défense contre le vide, comme un refus d'assumer ce manque, ouvre bien plus de perspectives de briser la carapace que de le voir comme une émanation du mal. En réalité, l'abus est un moyen, parfois l'unique à disposition, d'éviter ce retour sur soi si terrorisant.
En considérant le crime comme une réaction de détresse, la victime de l'abus n'a plus à vivre dans la crainte de son agresseur. Elle comprend implicitement que l'abus est une réaction conditionnée par les tenants et aboutissants d'une situation particulière qui, aux yeux du criminel, acquiert un sens spécifique en fonction de sa réalité propre.
Briser la carapace équivaut alors à permettre à l'autre de se révéler à travers ce qu'il possède de mieux, même s'il en est totalement inconscient. Dans ce processus, assurément, le jugement de valeur n'a pas sa place. Deux conditions sont toutefois essentielles pour permettre ce retour sur soi. Une empathie de la part de la victime de l'abus. La volonté de sortir du déni de la part de l'abuseur.
En fonction des conséquences très négatives de l'abus sur la victime, particulièrement lorsqu'il y a eu un crime violent, il est souvent illusoire de croire que l'empathie de celui qui a subi l'abus puisse encore se manifester. Par ailleurs, il semble tout aussi exclu que l'abuseur puisse considérer que la victime ait renoncé à se venger. L'autre problème est lié au déni dans lequel se trouve l'abuseur. Il n'est pas prêt à reconnaître son acte, car il redoute non seulement la punition, mais encore d'être mis au ban de la société et finalement de se retrouver seul face à lui-même, ce qui en définitive est la condition qu'il redoute le plus.
C'est pourquoi l'abuseur va renforcer sa carapace afin de devenir inaccessible. Cette réaction est vraiment épidermique. Elle est instinctive. Avec le temps, elle devient un réflexe conditionné qui se manifeste à la moindre sollicitation, au plus petit signal qui lui fait entrevoir un danger potentiel. Cette menace est celle d'être confronté à la réalité, bien moins de ses actes, comme nous l'avons vu, qu’à cette perspective traumatisante de se révéler à lui-même.
En mettant à jour cette peur panique sous-jacente, qui est en réalité le vrai moteur du comportement abusif, il est alors possible de comprendre les impératifs de l'abuseur, ainsi que sa fuite en avant. Tout son comportement est au service de cette volonté d'évitement qui se traduit par des réflexes conditionnés. Son impossibilité d'admettre son crime. Sa tendance à brouiller les cartes. Son refus de collaborer avec la justice et de rechercher la vérité, qui par ailleurs lui ôte toute possibilité de faire valoir ses circonstances atténuantes. Son incapacité à intégrer son passé et à se pardonner lui-même. Dans le refus de se remettre en question, l’abuseur est aussi intolérant et cruel vis-à-vis de lui-même, incapable de se voir sous un autre angle. Un réel clivage s'est opéré en sa personne. Un abysse existe désormais entre la figure idéalisée et cette autre réalité, qu'il considère ne plus lui appartenir. Il habite un corps étranger, capitonné, afin de rendre irréconciliables ces deux parties de lui-même.
Instaurer une vraie relation avec un abuseur dans le déni est sans doute l’entreprise la plus frustrante qui soit. Elle équivaut à vouloir faire prendre conscience à un individu vivant dans le brouillard permanent que la lumière existe.
Briser la carapace, nécessite de trouver un dénominateur commun, qui ne peut être que lié à une inclination irrationnelle chez ce genre d'individu. Pour lui, l'attrait qui dérive d'un psychodrame est bien plus grand que la morne réalité. Peut-être qu'en jouant, comme lui, sur le terrain mouvant des émotions tragiques, en les dépouillant de toute connotation comique, car il est incapable de rire de lui-même, il est alors possible d’avoir un semblant d’interaction, mais qui s’inscrit pour commencer dans une dynamique de complicité, qu'il faudra ensuite démystifier avec tous les risques que ce retour à la dure réalité ne soit pas acceptable à ses yeux.
S’il semble tout à fait illusoire de faire baisser le pont-levis conduisant à la citadelle imprenable de son âme, il reste l’espoir que les épreuves du temps puissent l’amener à poser un regard sans fard sur son vécu, afin de réagir avant qu’il ne soit trop tard.