Je suis né dans une famille qui prétend détenir la vérité. J'ai passé mon temps à répéter ce que ceux qui m'entourent disent, jusqu'au jour où j'ai réalisé, qu'il était peut-être temps de penser par moi-même.

La religion est l'excuse de leur pensée paresseuse. Vous leur donnez de l'univers une explication toute faite, bien médiocre. Ils se gardent d'en chercher une autre, d'abord parce qu'ils sont incapables de chercher, ensuite parce que ça leur est bien égal. Jules Renard

J'étais convaincu que dans la vie, le meilleur moyen d’éviter les erreurs de parcours est d’avoir un itinéraire balisé. Certes, dans ma famille, on admet que le pêché est dans la nature de l'homme, cependant avec la ferme conviction de connaître l'unique chemin pour en échapper.

Le paradoxe est qu'une erreur fondamentale, comme celle qui anime les miens, puisse permettre d’éviter les écueils de l'existence.

Lorsque je me promenais dans la forêt et que je voyais des arbres tordus, je ne pouvais m’empêcher de penser qu'ils l'avaient bien mérité. Mon père me disait souvent : « Tu vois cet arbre au tronc difforme. Il n’a pas été corrigé lors de sa croissance. Il est maintenant impossible de le redresser. »
Certes, les végétaux ont des racines, mais à moins qu'on les arrache, ils passent, contrairement à nous, leur vie au même endroit. Mon parcours était prévisible, à tel point que malgré mes nombreux voyages, j’ai toujours fréquenté les mêmes personnes. Ennuyeuses à mourir.

Les voisins n'avaient pas pour habitude de chanter des cantiques comme nous. Ce n’était pas la norme, dans notre village, que les jeunes enfants s'égosillent à l'unisson, sur les paroles du Sauveur. C'est peut-être pour cela que les enfants du voisinage nous considéraient un peu bizarres. Pourtant, force est de constater que nous avons mieux réussi à l’école qu'eux. En vérité, chacun de nous a trouvé un bon parti et un travail plus que respectable. Il n'y a pas de camelot ni d'avocat du diable chez nous. Autant le dire sans ambages, aucun de nous ne vit dans le besoin. Dieu a su combler nos attentes. Nous lui rendons grâce quotidiennement.

Mes parents voient dans notre réussite la juste récompense de notre dévouement au Seigneur. Mais, à force de nous bourrer le crâne, de nous faire caqueter comme des volatiles sans cervelle, n'est-il pas logique que cet endoctrinement, appliqué à nos devoirs scolaires, ne puisse être que couronné de succès ? 
Finalement, dès notre enfance, nous n'avons fait qu'apprendre à passer des examens. Des examens de conscience envers nos parents et ensuite des examens tout court à l'école. En d’autres termes, à rendre des comptes. Pour se rater, il aurait vraiment fallu faire preuve de mauvaise volonté. Rejeter en bloc une méthode éducative qui a fait ses preuves depuis des générations. Il faut être fou !

Malgré notre supériorité supposée, j'avoue que j'éprouve une certaine jalousie envers les enfants laissés à eux-mêmes. En dehors de notre abnégation religieuse, je ne vois, au sein de notre famille, aucune qualité de cœur. Malgré les sourires forcés, personne ne respire réellement la bonne humeur chez nous. C'est un fait que nous avons été privés de la liberté dès notre plus jeune âge. La liberté de penser. La liberté de choisir. La liberté d'être respecté et aimé, non en fonction de notre alignement sur les croyances des autres, mais plutôt de nos qualités intrinsèques. Dans notre famille, nous sommes tous faits au moule. Je me suis longtemps interrogé si j'étais le seul à manifester ces tendances contestataires. Si j'étais le seul à dire ce que les autres pensaient tout bas.

L'évitement

Je peux mieux caractériser notre famille par deux actions incontournables que chaque membre réalise quotidiennement. La première est l'évitement. Ne pas sortir du dogme, de la norme imposée. Ne pas se questionner. Fuir comme la peste ceux qui sont dans le péché, car ils ne nous apportent rien de bon.
Si toute notre vie est passée à éviter ce que nous croyons être le pire, sur la base de critères subjectifs, sommes-nous habilités à en tirer une fierté légitime ? Compte tenu de notre réussite sociale, il est très aisé de faire des comparaisons avec les personnes plus mal loties, et d'en conclure que Dieu prend soin de nous. Certes, ces pensées me réconfortent, mais n'est pas malsain que d'utiliser le malheur des autres, comme échantillonnage de son propre bonheur ?

Le jugement

La seconde action qui est réalisée dès le lever du jour par les membres de ma famille est le jugement. D'abord, bien sûr, le Jugement Dernier qui est présent comme un couperet, avant même de commencer quoi que ce soit. Ensuite, le jugement émis sur les autres. Ne pas se tromper, rester sur la bonne voie, demande constamment d'identifier les brebis galeuses. Comme cela est souvent impossible, puisque l'hypocrisie joue un si grand rôle dans les relations humaines et que les loups se travestissent si souvent en brebis, nous en sommes réduits à ne fréquenter que ceux qui nous ressemblent. C'est-à-dire ceux qui suivent les mêmes offices religieux que la Sainte Famille. Les sermons dominicaux et les sourires de façade ne me satisfont cependant plus. J'ai toujours eu le sentiment qu'il manquait plusieurs ingrédients essentiels dans nos rassemblements. La spontanéité, la sincérité et l'autocritique. Les mines contrites et charitables de mes voisins respirent le sens douloureux du devoir ancestral. La tradition, sur laquelle nous avons bâti notre foi, ressemble à la poudre vanillée dont on se sert pour enrober certains gâteaux, afin de masquer leur vrai goût.

J'ai essayé de faire partager mes interrogations existentielles. Cependant, pour mes parents, elles sont le fruit d'un esprit vagabond, perverti par la tentation. Dans la vie, il ne faut pas trop divaguer. Il faut suivre une ligne directrice. Je dois dire que si on se fonde sur les résultats de tous les autres membres de ma famille, et non des miens, qui ont toujours été en dents de scie, la recette semble imparable. 
Mais, qu'en est-il de nos particularités ?
Qu'en est-il des hasards du destin, de l'imprévisibilité d'une rencontre, de la magie du tonnerre dans un ciel serein ? 
Si Dieu prend la liberté de nous montrer ce qui dépasse notre entendement, devons nécessairement nous contenter de la routine et des sourires affectés échangés lors de nos conseils de paroisse ?
Tous ces gens parlent constamment d'amour et plus particulièrement de l'Amour de Dieu. 
En sont-ils si repus au point de ne pouvoir l'exprimer de manière naturelle et spontanée ? 
Comme le fait un enfant encore innocent, avant qu'on ne lui bourre le crâne de foutaises.